Dissonance

Le temps du rhapsode

À la mémoire d'Éric Gaudibert (1936—2012)

Xavier Dayer

Éric Gaudibert nous a quitté le 29 juin 2012. Trois mois plus tôt l’ensemble Namascae donnait en création, au festival Archipel de Genève, sa dernière œuvre majeure, et certainement une des pages les plus fortes de la musique suisse de ce début du XXIème siècle. Le titre de cette œuvre est en lui-même une sonorité, rapide, bouleversante, puissante et radicale : Gong. Une fulgurance à l’image de la maladie qui allait l’emporter. Cette œuvre a une place similaire au catalogue des œuvres du compositeur suisse à celle des Quatre chants pour franchir le seuil de Gérard Grisey, c’est-à-dire une œuvre à la fois de prémonition et de synthèse.

 

Il y a dans Gong un sens du tragique assez peu fréquent dans la palette expressive du compositeur. Car, si on excepte Remember… (2001) pour violoncelle solo et électronique, Éric Gaudibert est l’auteur d’une musique scintillante, colorée et poétique, mais rarement orientée vers le tragique. Ici l’auditeur participe à une forme de rituel musical et scénique renouant avec une puissance archaïque. En dix-huit minutes Éric Gaudibert nous mène du choc initial d’un coup de grosse caisse violent à l’ailleurs des sonorités d’un orient imaginaire. Il fait appel à des groupes instrumentaux répartis sur la scène comme une prolongation instrumentale du piano. Un pianiste qui joue lui-même la grosse caisse et les crotales, manière bouleversante de repousser les frontières de la tessiture du piano pour l’élargir vers l’infiniment haut et l’infiniment grave. L’œuvre n’est pas dirigée : Éric Gaudibert a développé dans Gong une stratégie d’écriture particulièrement souple pour les instrumentistes, ceux-ci ayant des indications très précises de départ tout en pouvant jouer dans une certaine flexibilité de tempo. Cela permet une interprétation éloignée des gestes typiques de la musique dirigée d’aujourd’hui. Cette volonté de trouver une autre forme d’organisation du temps est une constante dans l’œuvre gaudibertienne, elle a son origine dans sa pratique de pianiste et son amour profond de l’interprétation du répertoire romantique. Sa manière de vivre le temps musical a notamment été forgée par l’enseignement d’Alfred Cortot : il s’agit d’un temps extrêmement organique, le temps du rhapsode. Mais la construction temporelle de Gong ouvre une dimension nouvelle dans l’expression du compositeur. En effet, cette méthode d’écriture qui abolit toute rigidité des rapports verticaux, menait jusqu’ici à un temps qu’on pourrait qualifier de suspendu. Cette extrême souplesse rhapsodique offrait un climat général à l’intérieur duquel les différentes voix pouvaient naître sans chercher à produire des tensions dramaturgiques. Pourtant, dans Gong, Gaudibert transcende ce temps suspendu et il s’agit cette fois-ci d’un temps quasi téléologique, un parcours où tout semble s’organiser à partir de ce centre retourné qu’est le soliste, le pianiste. Personne ne peut oublier l’extraordinaire jeune pianiste de la création (Antoine Françoise) qui était comme le double du compositeur cinquante ans plus tôt. Éric Gaudibert a en effet débuté sa carrière comme pianiste et il est hautement significatif que sa dernière œuvre soit un concerto pour piano. La scénographie voulue par le compositeur avec le soliste de dos est en soi également porteur de sens. On peut y reconnaître la discrétion si caractéristique du compositeur qui s’accommode mal du soliste frontal emplit de sa brillance, mais a posteriori on peut aussi y voir le compositeur et le pianiste qui nous quittent, qui se retournent. Car c’est bien de la trajectoire de vie d’Éric Gaudibert qu’il s’agit dans Gong, une vie entièrement consacrée à la musique. Ce lien à la musique était si absolu qu’il contenait une dimension spirituelle. Lors de nos toutes dernières discussions il m’avait confié que la composition était pour lui un état de l’être bien plus qu’un acte. Cette notion a donné à son parcours une absolue justesse, à aucun moment Éric Gaudibert n’a pu être à côté de lui-même comme compositeur, chose fondamentalement impossible puisqu’il se situait dans un lieu d’écoute et d’honnêteté entière.

 

Né en 1936, Il fait partie des compositeurs nés une quinzaine d’années après la génération dite des années vingt, ayant donc comme difficile réalité de devoir se démarquer tout en étant sous l’influence incontournable de ses aînés. Cette tension, Éric Gaudibert l’a connue. Elle est très perceptible dans ses œuvres des années septante qui sont chacune des tentatives pour trouver un langage personnel (Syzygy, 1971, pour flûte et piano préparé, Contrechamp, 1979, pour flûte, hautbois, violoncelle et clavecin).

 

Son travail tend alors vers une forme de recherche d’une grammaire menant à la création de motifs musicaux qui sont souvent chez Gaudibert des saillies, des gestes rapides contenant une tendance ascensionnelle, une élévation. Il y a également en germe la recherche d’une forme qui n’est pas dramaturgique mais plutôt de l’ordre du paysage. Mais il ne s’agit pas d’un paysage au sens d’une distanciation, il s’agit au contraire de trouver une cohérence musicale qui aurait ses points de repos, ses points interrogatifs et surtout ses silences. Il m’a confié un jour qu’il rêvait que les interprètes puissent comprendre cette cohérence et improviser dans sa nouvelle langue sans qu’il ait à noter tous les détails. Ainsi, contrairement à de nombreux compositeurs de sa génération, il n’y a jamais eu chez lui la tentation d’une notation poussée vers ses extrêmes. L’idéal de sa pensée musicale était tout autre : il voulait tendre vers un état de poésie plus que vers une action volontaire et contrôlée. Est-ce cette quête qui pouvait laisser croire à une certaine abstraction ? Il y avait en tout cas chez lui une forme de refus de la pesanteur, rien ne pouvait le heurter plus que la complaisance dans une matérialité sans perspective, et on pouvait presque avoir l’impression qu’il aurait pu s’envoler avec ses sons. Cette apesanteur était chez lui une quête de liberté. Au contraire de certains de ses contemporains qui ont vu dans le contrôle de l’interprète une forme de libération, lui n’y a jamais cru. Cette position à contre courant l’a éloigné des lieux très officiels de la musique contemporaine. Éric Gaudibert avait, lui, une autre quête : que sa langue puisse être parlée, qu’elle puisse être comprise pas les musiciens, qu’elle puisse donner lieu à un théâtre de sons. Ainsi m’a-t-il confié un jour son émotion de savoir que l’Orfeo de Monteverdi ne tenait que sur deux lignes, sans dynamiques, sans instrumentation. Mais il n’y avait aucune nostalgie d’une pratique commune perdue : Éric Gaudibert était un homme du présent et du futur, aucunement habité par quelque retour en arrière que ce soit. Il s’agissait plus d’un idéal de se dépouiller de l’inutile et du superflu, et dans ce sens il avait une estime énorme pour la musique de Kurtág (d’ailleurs la graphie des partitions d’Éric Gaudibert a aussi cette cohérence, ce mouvement vers l’essentiel).

 

Il y a également une dimension de l’enfance qui surgit lorsque l’on observe ses partitions, quelque chose de ludique. L’encre de chine qu’il employait dessine, s’inscrit dans le papier tout en donnant l’impression qu’elle préférerait ne pas le faire. Les lignes musicales s’entrelaçant, donnant souvent l’impression de vouloir se dissimuler. Cette dimension « d’absence – présence » est une constante dans l’œuvre d’Éric Gaudibert. Lui-même aimait d’ailleurs se cacher au sens propre : on se souviendra de ces sons de pianos entendus dans le lointain sans que personne ne sache qui joue, le compositeur jouant des extraits des Phantasiestücke op. 12 de Schumann en coulisse et s'intégrant discrètement comme interprète à certaines de ses œuvres (Warum?, 2009).

 

Son langage musical a commencé à s’affranchir de plus en plus des modèles de la musique classique contemporaine à partir de Hekâyat (2003) pour rubâb, alto, hautbois et percussion. On a vu apparaître alors des références provenant de musique extra-européenne dans ses œuvres. Mais à nouveau c’est moins les techniques ou les systèmes qui sont les guides que les interprètes. Il s’agissait d’élargir le temps rhapsodique à celui d’autres musiques, d’autres cultures et il a donc voulu donner une place dans sa musique à ceux qui, en Orient, pratiquent le jeu souple, à ceux qui phrasent en « volant les temps ». Beaucoup plus qu’un discours philosophique sur l’Orient et l’Occident il s’agissait d’une attention, d’une écoute des interprètes, de ce qu’ils ont à apprendre au compositeur. Et lorsqu’il compose It was not no melody (2000) pour le trompettiste de Jazz Erik Truffaz, c’est avec la même attitude. À l’heure où certains parlaient en théorie de formes croisées entre le Jazz et la musique contemporaine, lui pratiquait ce lien de la manière la plus naturelle du monde, les barrières entres les styles n'ayant jamais existé pour Éric Gaudibert, ceux-ci n'étant jamais même pensés en ces termes. Ce qui l’intéressait était l’instant précis où le musicien transcende la métrique pour produire un flux rhapsodique. Et cet instant, il le trouvait chez les interprètes de qualité quelles que soient leurs références. Mais cela ne fait pas d’Éric Gaudibert un postmoderne jouant avec les styles et époques, bien au contraire, il avait un trop grand respect pour les traditions millénaires qui ont permis la formation d’une interprétation musicale. Il m'a confié que la grande difficulté du dialogue Orient – Occident était que l’Occident voulait aller trop vite et imaginait qu’il suffisait de quelques analyses et quelques voyages pour intégrer les pratiques de l’autre.

 

Sa dernière période créative s’ouvre avec Skr(i)pt (2009) pour vibraphone principal et ensemble. Dans cette œuvre, composée pour le concours de Genève et travaillant sur des onomatopées tirées de Rabelais, on découvre une nouvelle libération. L’humour arrive comme une grâce donnant à son langage une nouvelle dimension. L’art de la surprise faisait ainsi de plus en plus partie de l’art de la composition du dernier Gaudibert. On se réjouissait de chacune de ses créations car on savait qu’il prenait des risques, et il le faisait avec une certaine malice, comme s’il était comblé de ne plus ressentir le poids et le sérieux de ses aînés. Et cela a été le cas jusqu’à Gong, qui a été le moment de synthèse de toutes les périodes de son œuvre.

 

Éric Gaudibert m’avait confié un jour que la composition ressemblait pour lui à une mosaïque. Il voulait m’indiquer par cette analogie qu’il ne s’agissait pas pour le compositeur de dessiner une forme d’un trait continu mais de s’extraire du temps, d’organiser la forme par dessus, hors du temps. Cette hauteur de vue l’a mené à une forme d’universalité, son monde n’étant pas celui d’une région, d’une culture mais essentiellement celui d’une aventure créative. Le 30 mars 2012, jour de la création de Gong, j’ai compris qu’Éric Gaudibert avait trouvé la dernière pièce de sa superbe mosaïque, elle peut maintenant rayonner pour les générations futures.

 

Cet article est paru dans dissonance 119, septembre 2012, pp. 80-81. Le numéro est encore disponible et peut être commandé ici.

by moxi